Coquillages et boulets : De la Gaspésie à la Crimée, en passant par Québec
Gauche : Coquillages, Gaspésie, 1977 Droite : Boulets de canon Crimée, 1856
L’exploration de mes photographies de l’époque argentique provoque de nouvelles lectures de ces images. En numérisant certaines photographies noir et blanc prises en Gaspésie à l’été 1977, je redécouvre une image de petits coquillages échoués sur la plage de Belle-Anse. Une photo très banale, qui me fait me demander pourquoi j’avais déclenché mon appareil devant cette petite scène.
Photo : Alain Depocas. Coquillages, Belle-Anse, Gaspésie, 1977. Négatif 35mm Kodak Plus-X 125 ASA. Nikkormat FT2 et objectif Nikkor 85mm F/1.8
L’observation attentive de cette photo de coquillages fait surgir, malgré moi, une étrange association. En effet, les coquillages, et leurs dispositions, me rappellent soudainement la célèbre photographie de Roger Fenton, intitulée Valley of The Shadow of Death, prise en 1856 durant la guerre de Crimée. Les images de la guerre de Crimée, prisent par Fenton sont considérées être les premières photographies de guerre. Valley of The Shadow of Death a également été au centre d’une polémique concernant une possible manipulation, par le photographe, de la position des boulets de canon :
Roger Fenton, Valley of The Shadow of Death, 1856 (sans boulets sur la route)
Il existe deux versions de Valley of The Shadow of Death. La première avec des boulets de canon étalés le long d’une route, la seconde avec des boulets visibles sur la route.
Roger Fenton, Valley of The Shadow of Death, 1856 (avec boulets sur la route)
Susan Sontag (1) avait eu l’intuition de cet ordre de prise de vue et accusait Fenton d’avoir fait une mise en scène dans la seconde, en plaçant certains boulets sur la route, afin de rendre l’image plus dramatique. Errol Morris a publié une longue enquête dans le New York Times en 2007 (2), dans laquelle il prouve que c’était bien l’ordre de prise de vue, et que Sontag avait eu raison, bien qu’elle n’avait pas été en mesure de prouver son affirmation. Les boulets sont donc bien des sphères pouvant être déplacées, et le fait que Fenton avait rapporté un boulet en Angleterre pour l’offrir comme souvenir à son épouse, en est une autre preuve.
Que dit ce débat sur la photographie ? Est-elle une fidèle copie du réel, une empreinte ? Ou est-elle le résultat de décisions d’un photographe, qui choisit son cadre, son angle de vue, sa distance, et parfois déplace des objets ? Elle est les deux. Une fidèle trace d’un réel présent devant l’appareil, quel que soit le degré de manipulation des objets représentés.
Comment s’est opérée cette association entre ma photographie de 1977 et celle de Fenton, de 1856 ? Je n’en sais rien, et c’est pourquoi cela m’intéresse. Près de 50 ans après la prise de cette image de coquillages, il serait vraisemblable qu’une exposition à un nombre incalculable de photographies, ainsi que de nombreuses lectures de textes sur la photographie et de visites d’expositions, soient à l’origine d’une nouvelle lecture de cette photographie. Une lecture interprétative ajoutant une couche de signification, soit celle d’un rapprochement avec une image historique. La résonance entre les deux images procède de la considération de la forme, plutôt que du sens. Ce que la photographie enregistre d’abord, c’est une topologie de points. Ce qui soudainement fait surgir cette coïncidence visuelle c’est la sérendipité du regard qui se métamorphose en méthode : scruter les images pour y traquer les échos, les coïncidences, qui déstabilisent le récit linéaire des formes. Ainsi se construit un petit traité des ressemblances, où chaque sphère peut être tour à tour vestige de guerre ou vestige marin.
En regardant la photographie des coquillages, ceux-ci apparaissent comme de petites sphères grises. Le sable, sous l’accentuation numérique, se densifie en croûte terrestre semblable au sol compacté de la Crimée.
Je mesure alors la vertu de la sérendipité : la rencontre entre ces deux images m’enseigne que notre savoir visuel n’est pas un répertoire figé ; c’est un réseau mouvant où chaque nouvelle image peut, fortuitement, activer une connexion latente. Ces parentés inattendues rappellent que la photographie, avant de documenter, métabolise le monde en motifs – prêts à dériver, à se reconfigurer, dès qu’un regard informé les met en dialogue.
Scène ou mise en scène ?
Je ne me rappelle plus du tout si ces coquillages avaient été découverts tels quels, dans cette position, ou si mes amis, ou moi les avions regroupés ainsi. La planche contact de cette série de prises de vue ne contient pas d’image qui pourrait le démontrer.
Malgré la capacité de représenter fidèlement le réel, la photographie ne peut pas lutter contre l’amnésie. Ma perte de souvenir précis d’une possible manipulation des bigorneaux résiste à la précision des sels d’argent. Cette énigme est sans grande importance, mais entière.
On peut se poser la question des forces en présence ayant mené à ce regroupement que je présume fortuit. Les marées sans doute, ainsi que le hasard, en sont les principaux. En fait, ces coquillages sont probablement des bigorneaux, soit des escargots de mer. Ils sont donc dotés de la capacité de se mouvoir par eux-mêmes, du moins lorsqu’ils sont vivants. Ici, sur cette photographie, il est probable qu’il n’en reste que la coquille, vide.
Mais, finalement, même si je n’avais pas modifié la disposition des coquillages, mes choix d’angle, de cadrage et de distance constituent déjà une mise en scène.
À mon retour de Gaspésie, j’avais tiré de nombreuses épreuves argentiques, mais aucune de cette photographie. Cela renforce mon impression qu’elle m’avait déjà semblé banale à l’époque.
Planche contact, 1977
Je retourne à la planche contact. Elle contient plusieurs images de textures rocheuses et végétales, parfois quasi abstraites. On y voit Hans C. et la chienne Gigi. En hors-champ se trouve Nathalie C. J’ai 18 ans et je veux devenir photographe. Avec la distance temporelle, je regarde ces images, quelques dizaines de rouleaux de pellicules, et je constate que j’avais fait une sorte d’inventaire visuel de la petite région de Belle-Anse. Les coquillages se retrouvent dans cette volonté de documenter les berges, les objets qui s’y trouvent, les rochers, les vagues, et les gens que j’accompagne. Je décide de numériser cette série et d’en faire, éventuellement, un projet photographique.
Épilogue
En poursuivant mes recherches, je découvre que des exemplaires de ce type de boulet de fonte, ainsi que deux canons russes, se retrouvent sur la terrasse Dufferin, à Québec.
Selon L’historien Jean-François Caron (3) :
« [les deux canons] datent de 1749 et proviennent du butin de la guerre de Crimée (1853-1856). Ils ont été saisis par la France à la tour Malakoff lors du siège de Sébastopol le 8 septembre 1854. La France les donne alors à son allié du moment, la Grande-Bretagne, qui les offre à son tour au Canada. »
Selon Caron,
« On conservait les boulets à proximité des canons et des batteries dans un parc à boulets, soit un empilement de boulets retenus par un cadre; ils épousaient la forme d'une pyramide. »
Les boulets passent donc d’une organisation bien précise, la pyramide, à un étalement aléatoire, suite au tir de canon. Pour les bigorneaux, c’est une autre histoire.
Photo :Jean-François Caron
Conclusion
Cette mise en relation entre deux images, et les causes qui m’y ont amené, reste en partie un mystère. Ce fut comme une épiphanie de modeste ampleur. Je ne la cherchais pas, elle s’est immiscée tout doucement. Je ne crois pas que cela affectera ma manière de chercher à explorer mes anciennes images argentiques. Je ne souhaite pas poursuivre ce type d’association entre mes photographies et des images historiques. La rencontre étrange entre des bigorneaux et des boulets de canon restera donc unique.
1- Susan Sontag, Regarding the Pain of Others, 2004.
2- Errol Morris, Which Came First, the Chicken or the Egg?, New York Times, 25 septembre, 4 octobre et 23 octobre 2007. https://archive.nytimes.com/opinionator.blogs.nytimes.com/2007/09/25/which-came-first-the-chicken-or-the-egg-part-one/
3- Jean-François Caron, Tout ce qu’il faut savoir sur les canons à Québec, Journal de Québec, 24 octobre 2021. https://www.journaldequebec.com/2021/10/24/en-images-tout-ce-quil-faut-savoir-sur-les-canons-a-quebec